humeur
Excécrable,
pensa-t-il. La cravate ajustée à la bonne longueur tombait sans un faux pli sur
la boutonnière de la chemise blanche repassée, effleurant à peine de la pointe
la boucle dorée de la ceinture noire. Le costume sobre mais moderne, la coupe
courte mais jeune, l’enterrait à jamais dans le cliché ahurissant de l’abruti
de jeune cadre dynamique fier de son diplôme et de son avenir à 40 k€ dans 5
ans.
L’honnêteté n’a-t-elle aucun intérêt
dans une entreprise ? Déguisé en jeune con, il allait persuader une autre
outre bouffie de suffisance qu’il l’enviait de bosser dans cette société.
Combien sommes-nous, se demandait-t-il, en tirant sur sa chemise pour qu’elle
rentre dans son pantalon. Combien d’autres gens se rendent compte qu’ils se
déguisent chaque matin, pour jouer une comédie qu’ils exècrent : aller
faire semblant 8 h par jour de se sentir concerné par les intérêts de son
entreprise ? Combien de petits chefs, de petits gagnants allaient
analyser, décortiquer, décrypter des postures, des attitudes, des tournures de
phrase pour tenter de détecter le potentiel du cadre, la veulerie face à
l’autorité, l’acceptation d’horaires extensibles non payés ? Qui sont-ils
enfin ces contremaîtres, ces chefs de service zélés, dévoués à la rentabilité
de leur entreprise. Ceux qui vivent pour elle, par elle à travers elle, à
lorgner sur une responsabilité, la plus minime soit-elle, sur une augmentation
infime qui les remerciera de sacrifier leurs week-ends, leurs soirées, leurs
vie ne vaut-elle vraiment que ça ? Une existence d’assistés,
incapables de vivre sans les caresses de leur maître, la reconnaissance
paternaliste de leur ambition minable par leurs supérieurs,
leurs dieux. Ne se sentent-ils pas miséreux, ridicules, à quêter une miette
d’attention qui justifierait leur dévouement fidèle d’esclaves surpayés ?
Et il flippait,
pérorant ainsi devant son miroir, tandis que l’heure de son rendez-vous
approchait. Est-ce là tout ce que l’avenir peut me réserve ? Travailler,
d’accord, faute de s’ennuyer. Mais en contrepartie, subir cette violence tapie,
sous-jacente, rampante ? Cette dictature de la pensée dominante d'Adam Smith, prêchée
par des gens qui ne l'ont jamais lu, et qui s’insinue, lubrique,
entêtante comme une vérité naturelle. La rentabilité maximale, le profit comme seule boussole, la majoration des dividendes, la consommation, la croissance.
Décidément ces managers en herbe
manquent d’imagination. La cotation du titre, la recette de l’actionnaire
est-ce là tout ce qu’ils croient motivant ? La suprématie du fort
économique sur le faible. Seuls les plus voraces résistent, et
continuent d’entraîner les salariés sur une voie dénuée d’intérêt, vers un
objectif chimérique, une cible dorée en carton. Le temps libre, une vie saine,
un développement collectif et équitable de la cité, du pays, du monde, ne serait-ce pas le
but à atteindre ? La culture, l’art, ces moyens de supporter la vie
terrestre leur sont-ils étrangers ?
C’est la revanche
de la brute mathématique. Du forçat de la répétition, de l’anti-créatif béat.
Traumatisé dans l’enfance par la rédaction, par le dessin, par les demandes
d’imagination et de choix personnels, il ne sait pas décider pour lui.
S’imposant des contraintes créées de toutes pièces par des maîtres en mal de
pouvoir, il reprend à son compte les grands objectifs de ce siècle :
profit, rentabilité, consommation, pouvoir de l’argent. Son activité effrénée
cache son manque de sens, le néant de son existence, la vacuité de sa présence
sur terre. Cet homme est un non-être, il n’a pas de raison d’exister. Et
terrorisé par la perspective de sortir de la folie ambiante et de s’en inventer
une personnelle, il oublie sa propre vacuité en s’inventant un rôle de
surveillant de prison mentale.
Y a-t-il
seulement des mots pour décrire cette peste, cette gangrène qui gagne peu à peu le corps social lorsque l'Homme
confond les objectifs et les moyens d’y
parvenir ?
Quelle
alternative reste-il ? Il les compta sur ses doigts en les énonçant tout
haut : le suicide, la fonction publique, l’éducation, l’ermitage, la
drogue et l’Art.
N’étant formé
pour aucune de ces alternatives il décida d’opter pour un costume de super
héros et accepta de travailler pour une
multinationale de l’énergie renouvelable.
Il enterra ses
questionnements, éteint ses convictions, chercha un appartement avec ascenseur,
investit dans une machine à laver, puis déménagea pour avoir un garage, une
voiture, partit en vacances à la Martinique, se maria, divorça,
attrapa un cancer, mourut comme un con alors qu’il n’avait jamais fumé et fut
oublié aussi sec. Le pharmacien qui lui vendait son valium fut assez
attristé jusqu’à ce que l'achat d'un nouvel écran 16/9ème lui fit penser à autre chose.
Et ce fut tout.